Aller à la rencontre de son prochain est toujours une épreuve exaltante, mais le succès de cet affrontement pacifique est une récompense qui relève bien souvent de la magie. Ecouter, comprendre et transcrire les sentiments est une mission passionnante.
Ma première confrontation avec des bergers, il y a quarante ans, m’avait laissé l’impression d’un retour à mon statut d’écolier ignorant. Habité par un respect, mêlé d’une attente gourmande, j’avais hâte de découvrir ce qu’ils avaient à m’apprendre. Leur silence, leur façon de se mouvoir dans l’espace, m’imposaient une autre façon de voir et d’appréhender la vie. C’est sûrement cette aptitude « à ne pas parler pour ne rien dire », à s’adapter à leur milieu qui m’obligea à cette considération respectueuse. Cette première rencontre, m’ayant laissé un goût d’inachevé, je m’étais promis de revenir sur ce sujet plus longuement avec une expérience de ma vie plus profonde. Pourquoi ne pas leur consacrer un livre entier ? Cette gageure se présentait à moi comme une nouvelle aventure à vivre.
Ce métier est emblématique de notre île. Il faudrait le distinguer en lui décernant, à l’instar de l’UNESCO, un prix du patrimoine de la Corse. Cette profession a nourri pendant des centaines d’années les habitants de notre île sur le plan alimentaire et culturel.
Que serait la chanson corse sans l’apport de ces hommes cultivés d’un savoir ancestral, fait de bon sens et d’une intelligence ascétique ? C’est probablement pendant des soirées chaleureuses, autour du « fucone » que sont nées les « paghjelle » et dans les montagnes, au creux des vallons, au bord des rivières, les contes et poésies qui ont fait la richesse de notre patrimoine. Ces longues heures d’attente et d’échanges étaient propices à la réflexion et à la création.
Les forces de la nature omniprésentes et formidablement puissantes, rendaient ces hommes humbles et complices. L’entraide n’était pas de la charité, c’était une nécessité pour survivre. Nous avons cru pouvoir nous affranchir de notre dépendance à l’environnement, mais en gagnant cette liberté nous avons abandonné la solidarité qui faisait notre spécificité.
Les hommes changent et s’adaptent à leur époque et nos bergers n’échappent pas à la règle. Changer la vie, créer de nouvelles règles, ce n’est pas détruire l’existant, mais bien construire sur le passé. Nous sommes allés peut-être un peu vite dans la réorganisation de notre communauté, perturbée par de formidables bouleversements qu’ont été les deux guerres. Elles ont saigné nos campagnes et nos coeurs. Elles ont surtout permis l’introduction d’une culture frénétique de la consommation, ce besoin de satisfaction immédiat, permanent et inassouvi, présentés comme une forme de bonheur.
Il faut se méfier des réformes faciles qui paraissent évidentes. Le progrès est difficile à construire et le bonheur éphémère. Le respect que méritaient nos anciens aurait dû nous rendre plus prudents dans le choix d’évolution de notre société.
Avant ce n’était pas mieux, c’était différent.
Comment regretter une vie aussi difficile, incertaine, où dès l’enfance, les plus faibles ne survivaient pas, où être riche se traduisait par manger à sa faim. Il est normal que les hommes aspirent à plus de confort et moins de contraintes.
Doit-il y avoir une frontière à cette aspiration ? Ce n’est heureusement pas possible ! L’imagination ne supporte pas la restriction. Il nous faut avancer, encore et toujours, sans oublier de temps en temps de regarder en arrière et choisir où nous allons.
Les bergers apparaissent de nos jours, comme des repères. C’est un métier où la relation au temps, à la nature, impose un rythme moins brutal que nos professions modernes et c’est peut-être pour cela que nous les respectons encore aujourd’hui. La cohabitation avec les animaux joue un grand rôle dans cette philosophie de vie.
Les hommes décident, les bêtes imposent et la nature fait le reste.
Ne vous méprenez pas, il n’y a ni regret ni amertume dans mes propos, mais une simple constatation et une grande incompréhension à observer que cette communauté d’hommes est en train de disparaître, du moins dans sa forme immémoriale, sans que le plus grand nombre d’entre nous ne se rende compte de la richesse que nous allons perdre.
Nous ne sommes pas moins intelligents, moins compétents, non !
Nous sommes un peu perdus, égarés dans ce monde qui va trop vite.
Nous avons tous une responsabilité sur les changements de notre société, chacun à son niveau détient une part infime de cette évolution. En étant un peu plus attentifs, un peu moins égoïstes, nous pourrions améliorer notre devenir.
Ce livre c’est la rencontre entre un photographe et un berger, entre le futile et l’essentiel, les deux composantes d’une vie heureuse…
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